Fréquenter les bistros comme je le fais (c'est-à-dire : toujours les mêmes, aux mêmes heures) me permet de découvrir un tas de personnage qui finissent par rentrer dans mon univers, comme s’ils avaient toujours été là, comme s’ils faisaient partie du décors du bistro.
Je suppose que les gens qui viennent dîner à la Comète une fois par mois et voient toujours le même gros noir et le même gros frisé, toujours à la même place, à l’angle du comptoir, souvent avec un petit vieux ont le même sentiment mais c’est autre chose que je veux décrire : un tas de zozos font partie de mon quotidien au même titre que je fais partie du leur. On a l’impression de se connaître alors qu’on ne s’est jamais adressé la parole.
Le phénomène se produit ailleurs que dans le bistro.
Tiens ! J’ai commencé à aller bosser en métro fin 1996. Je montais toujours au même endroit dans la rame, tout à l’avant. Il y avait un ado turbulent d’une quinzaine d’années qui avait les mêmes horaires que moi et on a du se voir à peu près tous les jours pendant environ un an. Nos chemins se sont séparés (j’ai commencé à aller bosser plus tôt) mais je le voyais toujours passer, à l’occasion, devant la Comète et j’en ai tiré la conclusion que ses parents habitaient à côté de chez moi. Je l’avais presque oublié mais depuis un an, environ, il passe tous les soirs vers 19h30. J’en ai méchamment tiré la conclusion qu’il était retourné chez ses parents après avoir été largué par sa copine. Hier, pour la première fois en quatorze ans, on s’est adressé la parole, vite fait « oups ! pardon » après qu’on se soit vaguement bousculés en bas de l’escalier à cause de la connasse qui vend des fleurs à la sauvette. J’avais ce type, en face de moi, et j’avais l’impression qu’il était un acteur qui jouait un rôle dans mon décor quotidien.
Tiens ! Cette fleuriste me fait penser à cet espèce de gros porc qui vend des matelas, toujours à la sauvette, en face de l’entrée de chez Leclerc, deux ou trois fois par semaine. Un des types les plus antipathiques que je connaisse, bien qu’il soit gros. Arrogant, sale, … C’est pareil : ça fait plus de dix ans qu’il vient. Il est entré dans mon décor. Quand je sors de chez moi (les jours où je ne bosse pas), il est toujours là, ou presque (je n’ai jamais rien compris à ses horaires de travail), me rappelant, les jours gris, que je vis dans une banlieue saumâtre. Sa seule présence est emblématique de Bicêtre. Dès que je rentre dans la Comète, je l’oublie.
Les commerçants du marché ! Ca fait 16 ans que j’habite là. Ils sont les mêmes. 14 ans que je fréquente la Comète en même temps qu’eux. « Vous pouvez me passer le sucre, s’il vous plait ? » C’est tout. A la limite, quand je fais des courses au marché, ce qui est très rare, on ne se reconnaît pas. On a passé des heures ensemble, peut-être 2 ou 300, accoudés côtes à côtes sans jamais discuter.
C’est le métro qui m’intrigue le plus. On est là, tous les matins, toujours au même endroit, à peu près à la même heure (7h23 ou 24 pour moi, merci), toujours avec les mêmes personnes que l’on ne fit par remarquer qu’à l’issue d’un incident quelconque, la dame qui laisse tomber son bonnet, le môme qui vous bouscule en rentrant dans la rame, la pouffe avec son pantalon noir et ses grosses fesses qui finit de se maquiller sur le quai.
Il y a un couple que j’ai repéré. Je suppose qu’ils sont jeunes mariés, se tenant par la main tendrement sans même se rendre compte qu’ils attirent les regards presque aussi tendres de vieux connards lubriques comme moi. On voit tellement de gens qu’on ne sait plus qui on a vu. Eux, j’ai remarqué que je les avais remarqué le jour où je me suis dit : « putain, il a bien pris dix kilos depuis qu’il s’est marié, lui ! ».
La grosse qui vend des pains à la chaîne, à la « fausse boulangerie » à l’entrée du métro. Pendant des mois, je l’ai regardé sans la voir, tous les matins, dans le froid, supportant des clients pressés en vendant des croissants imbouffables. Hasard, j’ai remarqué que je l’avais remarquée le jour où j’ai su qu’elle était la fille d’une des clientes de mes bistros, dont je parle à l’occasion. Ca s’est fait presque à l’envers, en fait ! C’est sa mère que j’ai saluée, un soir, en sortant du métro. « Ah ! Salut, comment vas-tu ? Qu’est-ce que tu fais là ? » « Ah ben, j’attends ma fille, elle, là, qui finit à 19h30 aujourd’hui. » Le personnage de mon décor était entré dans ma vraie vie, celle qui est d’ailleurs paradoxalement virtuelle, sa mère n’ayant comme intérêt que d’être un personnage putatif de mes blogs.
C’est amusant : en passant en revue mon décor, dans ma tête, pour faire ce billet, je vois un tas de personnages. Il y a ceux que je connais, ceux à qui j’adresse la parole, parfois, pour autre chose qu’une banalité comme « je peux vous prendre le pichet d’eau », mais aussi les inconnus, qui ne sont pas si nombreux que ça, d’ailleurs.
J’ai bien retrouvé dans ma mémoire mon ex ado, mon marchant de matelas, ma boulangère, dix commerçants du marché (j’ai compté : Henri, sa femme, son fils, ses deux filles, le marchand de légume qui a eu un cancer, Shérif, le boulanger, l’Italienne, l’Italien et un autre qui boit avec les deux précédents). Je pourrais ajouter le jeune, probablement le fils du vendeur de matelas, mais il n’est pas assez souvent là, à remplacer son père, ou le distributeur de quotidiens gratuits à l’entrée du métro, mais ils changent tous les ans.
Un peu différemment, il y a la vieille dame en bas de chez moi. Quand je croise les autres voisins, je les reconnais comme tels. Elle, la vieille dame, elle ne semble pas me connaître alors ça fait presque 17 ans qu’on habite le même immeuble.
Patrick faisait partie de ces gens de mon décor. Je lui serrais la main assez souvent (l’entrée de l’Aéro est faite de telle sorte qu’on est presque obligé de serrer la main à tout le monde) sans, pourtant, le reconnaître à autre chose que sa dégaine : grand, les cheveux longs.
Aussi, quand on m’avait annoncé sa mort, je ne savais même pas qu’il s’appelait Patrick. « Patrick est mort, on l’a retrouvé dans sa chambre l’autre jour, il a été enterré hier. » « Qui ? » « Ah ! Mais tu sais bien, le type qui buvait toujours des kirs, avec des cheveux longs et gris, grand et mince. » « Ah ! Lui ! »
Ainsi, il avait quitté mon décor et formait comme un vide.
Il faut croire que la mort n’empêche pas de boire puisqu’il était, hier soir, à l’Amandine. Je ne sais pas qui a dit qu’il était mort. Je ne sais pas qui a donné les précisions puisqu’on savait même la date de l’enterrement. La rumeur s’est probablement emballée. Je suppose qu’on a vu les pompiers l’embarquer de chez lui et que le téléphone arabe a fait la suite.
Hier, passé les premières minutes de surprise (je n’étais pas le seul surpris), la conversation a pris son tour normal. Je papotais avec Corinne, sa mère et le Gros Loïc tout en tripatouillant mon iPhone à la recherche d’un twit improbable.
Le patron discutait avec Patrick.
En cinq minutes, il est rentré dans mon décor.
Il y a changé de rôle. Il n’est plus le vieux mince aux cheveux longs mais il est Patrick, un client de bistro à qui je dirai bonjour à chaque fois que je le verrai parce qu’il était mort.
Combien de types ai-je ainsi croisé, en 17 ans de Bicêtre, qui sont restés dans ma vie quelques mois sans que je les vois tout en les voyant, inscrits dans le marbre du comptoir ou le bitume des quais du métro ?
Question inverse : suis-je aussi l’inconnu connu de certains ? Le gros avec les cheveux frisés qui rigole bêtement en tripotant son iPhone ? Tiens ! « Il est en jean, aujourd’hui. Il doit être en vacances… » « Que fait-il encore avec son iPhone ? »
« Je parle de vous, messieurs, dames… »