En salle

30 mai 2011

Sans domicile fixe mais toujours sur mon escalier

Il y a parfois des anecdotes qui vous font retomber dans la vraie vie, bien loin des histoires de Georges Tron ou du Front de Gauche qui font le quotidien des blogs politiques. Ca m’est arrivé dimanche midi quand je sortais de chez moi pour rejoindre les copains à la Comète. Une clocharde du coin était cul nue et venait de faire ses besoins entre deux voitures dans une cour que je traverse pour gagner quelques secondes. C’était glauque (et je ne vous conseille pas la lecture de mon blog bistro, où je raconte la version longue).

Ca fait quinze ans que je fréquente ce bistro, situé juste à côté d’un grand supermarché. Ils sont séparés par un escalier qui mène dans la cour d’une résidence. Depuis quinze ans, les mêmes clochards sont là, ou presque, avec les histoires glauques qui vont avec, assis à longueur de journées sur ces marches, faisant vaguement la manche ou insultant les passant quand ils ont sont un peu trop saoul.

Il y en a un qui est mort, il y a une dizaine d’années. C’était le gentil de la bande, il parait qu’il a été massacré par un autre clodo dans je ne sais quel centre. « Il parait » seulement car il est impossible d’avoir des nouvelles… Un autre, Simon le Clochard, était devenu un des héros de mon blog, pour ses bons et ses mauvais côtés. Il a fait deux fois la manche pour la mort de sa femme et il gagnait plus d’oseille que moi mais il grillait tout avec ses potes, incapable de garder quelques sous pour lui. Un jour, on avait cru qu’il était mort. J’en avais fait un billet. Trois mois après, on a « appris » qu’il était dans une maison de retraite.

Notre favori actuel est Johnny. Un petit gars qui ne doit pas dépasser la quarantaine de kilo. Par rapport aux autres, il a deux particularités. La première n’est pas négligeable : il est propre. La deuxième est qu’il nous aime bien, il nous prend un peu pour son protecteur, on l’accueille dans le bistro quand il fait froid (les autres, on ne peut pas à cause de l’odeur) et, de lui-même, il se met près de la porte, derrière un pilier, prenant bien soin de ne pas être visible de l’extérieur, non pas par honte ou pour se cacher mais parce qu’il sait que le patron, pour une question d’image, ne peut pas avoir des gens comme lui, parce que ça ferait fuir les clients, tous ces braves gens qui viennent diner en amoureux, la Comète est magique et tout ça. C’est abominable à écrire mais c’est ainsi…

En quinze ans, à force de les croiser au quotidien, ils nous sont devenus sympathiques. On connaît leur excès quand ils sont saouls, on va les calmer quand ils s’en prennent à d’autres cas sociaux, on va expliquer aux braves chaisières qui voudraient absolument s’en occuper qu’ils ne veulent pas qu’on s’en occupe, du moment qu’ils ont à manger et quelques pièces pour s’acheter des boites de bière à l’épicerie du coin.

Sauf quand il fait trop froid, Johnny refuse les hébergements d’urgence. Il couche en face, dans l’espèce de hall à côté de la nouvelle banque. L’hiver, on a l’impression qu’ils ne sont plus ensemble et que toute la bande se reconstitue, sur les marches entre La Comète et le Supermarché aux beaux jours. Tous les soirs, ils partent ensemble, plus ou moins. Johnny précède tout le monde puis vient engueuler les retardataires. Je ne sais pas où ils vont, je ne veux pas leur demander, nous ne parlons que très peu, nous cohabitons, un peu comme deux bandes d’animaux se partageant un territoire et se soudant, subitement, quand des intrus nous dérangent. Ce trottoir, on se le partage en trois groupes, les clochards, les vendeurs sur le marché et les « gens normaux » toujours présent dans le coin : les clients de la Comète, les commerçants du quartier, les concierges des immeubles, …

Ainsi, ils viennent s’asseoir, pour tuer le temps sur les marches de cet escalier et, je l’ai découvert hier midi, faire leurs besoins dans la cour qui mène chez moi, où je passe tous les jours. Bon sang, où avais-je la tête ? Où peuvent-ils donc faire leurs besoins, autrement ?

J’ai donc fait mon billet, pour raconter la séquence glauque où j’ai pu voir les fesses d’une clocharde. Et pas que ça. En commentaires, El Camino (pas très en forme, le bougre) dit « misère de misère ».

Oui. C’est la vie au quotidien, peut-être qu’on ne peut que l’observer que quand l’on passe des heures, comme moi, à rêvasser à un comptoir, je ne sais pas. On se demande toujours comment on peut en arriver là. On imagine le processus, la déchéance, la perte d’un boulot, le chômage puis la perte d’un logement. Ou la dépression, peut-être, qui fait qu’à un moment on se met soi-même en marge de la société. Alors on rentre dans une routine, on s’intègre à une bande de clodos, on s’approprie un petit coin d’espace et on rentre dans la picole parce qu’il n’y a pas grand-chose d’autre à faire.

C’est leur quotidien, un quotidien de misère. On ne peut rien faire pour eux, on aurait peut-être pu, avant qu’il ne sombre, leur éviter d’en arriver là. Peut-être au moins pour certains, pour ceux qui ont connu la déchéance progressive par l’incapacité de faire un boulot quelconque pour une raison qui nous échappe à tous.

Alors on vit avec. Ce n’est plus seulement leur quotidien, c’est le notre aussi.

Et il faut voir une paire de fesse, un dimanche ensoleillé, à l’heure de l’apéro, pour reposer les pieds sur terre et se dire, humblement, qu’on ne peut rien faire pour eux, à part leur offrir un Ricard, à l’occasion, s’ils se tiennent bien dans le bistro, s’ils ne font pas la manche auprès des clients exaspérés qui n’ont probablement pas bien compris. Ils s’imaginent peut-être qu’on devrait les parquer ou les enfermer de force dans quelque lieu spécialisé.

Sans se poser la question : au nom de quoi ?

7 commentaires:

  1. Dure réalité que tu rappelles là, le pire est l'ignorance que nous leur portons, tu fais bien de le rappeler...

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  2. A Paris, en bas de chez moi, il y avait un type le dimanche qui jouait merveilleusement du violon. Ensuite, il claquait tout ce qu'il avait gagne en piquette qu'il consommait a meme le trottoir avec une bande de clodos depenailles et crasseux.
    J'etais toujours etonnee, par le contraste entre ce que je pensais etre un parcours "bourgeois" ( c'etait le violon tendance conservatoire, pas le tzigane) et cette accoquinage de decheance...

    Sinon, pour les culs nus dans les rues, welcome to Bombay. Dans le Maharashtra, on est officiellement en campagne "open defecation free"

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  3. Les clodos, c'est le trop plein, la gerbe de la misère du monde. La plus visible. Ceci dit, offrit un Ricard à la dame est un bon investissement : il paraît que c'est souverain contre la diarrhée.

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  4. Le Coucou,

    Au contraire, non ? C'est pas la constipation (et elle n'a jamais eu un verre de ma part).

    Stef,

    Mais non ! Ils ne demandent qu'à être ignorés.

    Bombay,

    A Paris, c'est plus rare...

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  5. Beau billet, triste réalité.

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  6. C'est une scène qui m'avait marqué dans "Le Pigeon" de Patrick Süskind, l'impossibilité quand on est à la rue de trouver des toilettes. Ça me rappelle à Toulouse, cette dame qui se plaignait que les clodos urinent dans la rue. Je m'étais engueulé avec elle sur le mode : "et vous voulez qu'ils aillent où ? Vous prêtez vos toilettes, vous ?".
    Société de m…
    :-|

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  7. Yann,

    Merci.

    Poireau,

    Oui les gens ont des réactions surréalistes avec les SDF. Je le vois au quotidien l'été quand la terrasse de la Comete est ouverte et que les clients ne sont pas "protégés".

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