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Autre Comète |
Tous les soirs ou presque, je fais la fermeture de la
Comète. Il y a toujours un flottement, vers la fin, quand le serveur voit qu’il
peut peut-être commencer à « rentrer la terrasse » et le moment où il
se décide puis tout se précipite, s’il n’y a plus de client ailleurs qu’au
comptoir. Je ne sais pas combien il y a de chaises, empilées par 4, et de
tables, avec leurs lourds pieds en fonte. Une belle corvée. Un fois que c’est
terminé, il faut balayer, rabattre les cloisons,… Puis entamer les comptes de
la journée. Compter les tickets restaurants, faire une télécollecte, compter
les espèces, vérifier la caisse par rapport à ce qui a été enregistré aux
caisses,…
Au début, je me disais que c’était vraiment pénible puis je
me suis habitué. Les serveurs aussi, je suppose. Pourvu qu’ils aient fini avant
le dernier métro, le temps de boire une bière entre eux, avec moi.
Un jour, j’en parlais avec l’ancienne patronne. Elle m’a
répondu : « tu sais, ce n’est pas vraiment le plus pénible ». J’ai
répondu : « je sais, j’ai compris, c’est bien plus pénible de sortir
la terrasse que de la rentrée. » Elle était « scotchée » de voir
que j’avais compris aussi ce volet de leur travail mais elle a fini par
comprendre que je connaissais aussi bien le métier qu’eux, sans jamais l’avoir
pratiqué. Je ne dis pas cela uniquement pour me vanter mais j’aime me mettre au
comptoir d’un bistro inconnu et observer, avec du recul, ce que font très peu
de gens qui s’imaginent souvent qu’ils pourraient faire le boulot. Pas moi. Je
ne supporterai pas le stress quotidien pour gérer les emmerdes comme le
cuisinier qui se blesse à 11h50, qu’il faut amener à l’hôpital tout en assurant
le service aux clients. Par contre, j’ai un don. Par exemple, je repère
immédiatement, sans chercher à le faire, les erreurs des serveurs, comme ceux
qui servent un plat du jour au comptoir sans amener une corbeille de pain ou un
café sans le machin avec les sucres. Pires ! Ces erreurs me font mal car j’aime
les affaires bien rodées, qui marchent, presque au pas, comme si la troupe de
serveurs était une armée bien entrainée. Par contre, je ne fais jamais de
réflexion ; je ne rentre pas dans la gestion du commerce même s’il m’arrive
parfois de servir de confident au patron, par exemple à la fermeture, lorsque
les autres clients sont trop ivres pour jouer le rôle.
Alors pourquoi est-il plus pénible de « sortir »
les terrasses que de les rentrer, notamment dans les grandes brasseries, où la
terrasse n’est pas fermée, outre le fait de commencer la journée par un effort
physique ? Parce que vous ne savez pas si c’est utile, parce que cela
prend plus de temps, parce que vous travaillez sans faire de chiffre d’affaire,…
Pire, s’il pleut ou s’il vente, vous savez que ce n’est pas utile, mais il faut
bien que vous sortiez les tables et les chaises de la boutique pour y faire de
la place et qu’il est nécessaire de bien présenter pour que le commerce n’ait
pas l’air d’être à l’abandon. Ou, s’il fait beau, vous sortez votre mobilier,
mettez les nappes, les couverts,… parfois dans le vent, les serviettes s’envolent…
et il vous faut tout rentrer en vitesse à la première alerte météo.
Mais revenons à mon boulot.
Hier soir, on parlait de la nouvelle loi Macron et un copain
socialiste ironisait : « chic ! je suis patron, je vais pouvoir
licencier qui je veux sans verser plus d’un mois de salaire. » Je voulais
répondre : « mais non, tu n’es pas patron. Tu n’es qu’un salarié
protégé dans une grosse entreprise et tu passes tes heures de loisir à dire à
ton patron ce qu’il devrait faire. »
Mais j’ai fermé ma gueule.
En France, surtout si on est de gauche, il est interdit de
réfléchir, de constater qu’on va vers la fin du salariat et que ce ne sont pas que
les salariés qu’il faut défendre. Je suis fatigué d’entendre cet argument :
« en France, on en fait plus pour les entreprises que pour les salariés. »
Et si on arrêter d’opposer les uns et les autres ?
Je connais un bistro où la cuisinière est tombée malade. En
fait, on n’a jamais su c’était un cancer ou une dépression. D’ailleurs, on n’avait
pas à le savoir. Le patron ne pouvait évidemment pas la virer mais il fallait
bien qu’il la remplace mais il ne pouvait pas embaucher car si la cuisinière
revenait il aurait eu trop de personnel.
C’est après la fermeture que je discutais avec mon pote
socialiste. Alors je lui ai répondu qu’il faisait chier, que les loufiats
entamaient leur 12ème heure de travail de la journée. Ben oui, pour
commencer à 12h et faire le service du soir, il faut bosser plus de 12 heures (moins
une pause) tout en passant une partie de l’après-midi à glander. Cinq jours par
semaines.
Personne, à gauche, ne va gueuler au sujet du temps de
travail dans les bistros… Et je ne parle pas de ceux qui font de la
restauration de 12h à 15h et qui vont donc employer de salariés quatre ou cinq
heures par jour, cinq jours par semaine…
La gauche devrait se pencher sur ces sujets, l’évolution de
la structure du marché du travail, les contraintes différentes par profession,
l’augmentation de la productivité qui permet de réduire le temps de travail
pour la production, donc le nombre d’heures travaillées,…
Dans mon bistro préféré, il y a un type qui vient sortir la
terrasse et faire le ménage vers cinq heures du matin, jusqu’à l’arrivée du
serveur qui fait l’ouverture, à 7h. Il n’est pas salarié. Il est « à son
compte », je crois (ce n’est pas mon problème, je n’ai pas à poser la
question). Sept jours par semaine. 365 jours par an moins les jours fériés
quand il n’y a pas de marché. Et les lascars qui viennent faire les carreaux,
le samedi matin, parce que c’est la période de la semaine où il y a le moins de
client. On a sympathisé : j’arrive pour l’apéro quand ils partent. Notre « bonjour
au revoir » est un rituel.
Tant de questions… Mais c’est plus facile de sodomiser les
brachycères cyclorrhaphes.